CHAPITRE III

 

Je ne suis pas doué du talent d’écrire (ma description du tableau le prouve) mais j’ai le sentiment que cette œuvre tient une place dans l’enchaînement logique de ce qui m’arriva par la suite. Comme le « Champ du Gitan » et Santonix, il appartenait au monde vers lequel j’étais attiré.

Je n’ai pas encore beaucoup parlé de Santonix. Vous avez deviné, sans doute, qu’il était architecte. Je le rencontrai dans le temps où je travaillais comme chauffeur. Mon emploi me conduisait parfois à l’étranger. Je me rendis deux fois en Allemagne, deux fois en France et une fois au Portugal. La plupart de mes riches clients étaient des gens âgés et de mauvaise santé. Lorsqu’on promène de telles personnes, on comprend que l’argent ne fait pas le bonheur. Tous mes clients me semblaient bien malheureux, avec leurs soucis. Quant à leur existence sentimentale, elle ne me paraissait pas folichonne non plus. Ou bien ils étaient mariés à des pin-up blondes qui les trompaient sans cesse ou bien ils traînaient de vieilles grincheuses, laides comme les sept péchés capitaux. Tout compte fait, je me préfère tel que je suis : Michaël Rogers, explorateur sans souci, libre de faire la cour à une jolie fille quand ça lui chante ! Certes, je vis un peu au jour le jour, mais cela ne me dérange pas, et je serais le plus heureux des hommes, sans ce constant désir de découvrir un jour quelque chose et quelqu’un qui me conviennent – ambition qui me tenaillait et allait grandissant…

Quoi qu’il en soit, pour en revenir à ce que je disais, j’avais l’habitude de conduire un vieux type du nom de Constantine dans un coin de la Riviera française où on lui construisait une maison ; Santonix en était l’architecte. Je ne sus jamais rien de ses origines. D’abord, je le crus anglais, malgré son nom à consonance étrangère. Dès que je le vis, je compris que la maladie le rongeait ; son visage irrégulier et fiévreux m’intriguait. Il avait une forte personnalité et ne se laissait jamais impressionner par ses riches clients, envers lesquels il se montrait souvent grossier.

À notre arrivée, je me souviens que Constantine bouillait de rage en découvrant l’aspect que prenait sa maison et, à un moment, je crus qu’il allait succomber à une crise cardiaque.

— Vous n’avez pas exécuté nos plans ! rugissait-il. Vous avez dépensé beaucoup plus d’argent que prévu !

Très calme, Santonix s’était contenté de répondre :

— Exact, mais l’argent est fait pour être dépensé.

— Je n’ajouterai pas un centime au prix prévu ! Arrangez-vous comme vous voudrez, je ne reviendrai pas sur ma décision !

— Dans ce cas, vous n’aurez pas la maison que vous souhaitez. Voyons, Mr. Constantine, ne vous conduisez pas comme un petit rentier soucieux d’économiser. Vous allez avoir une maison superbe dont vous vous vanterez auprès de vos amis qui vous l’envieront. Je vous ai déjà dit que je ne travaillais pas pour n’importe qui et que l’argent n’entrait pas exclusivement dans mes considérations pour accepter ou refuser un client. Cette maison ne ressemblera à aucune autre.

— Elle sera terrible ! j’en conviens.

— L’ennui avec vous est que vous ne savez pas ce que vous voulez, ou du moins, il vous est impossible de le préciser. Vous avez des goûts raffinés, bien que non exprimés et mon rôle consiste à vous construire une maison qui s’harmonise avec eux.

Santonix s’exprimait de la sorte. Pour ma part, je me rendais compte que la bâtisse qu’il élevait aurait un caractère exceptionnel. Assise au milieu des sapins, à demi-tournée vers la mer, l’autre face vers l’intérieur du paysage ; un certain épaulement de la montagne, un coin de ciel, lui donnaient un cachet étrange, fascinant.

À mes heures libres, Santonix ne manquait pas d’échanger quelques mots avec moi. Un jour, il me dit :

— Vous savez, je ne construis que pour ceux que je choisis.

— Des riches ?

— Ils doivent l’être, sinon ils ne pourraient s’en offrir le luxe, mais j’exige autre chose d’eux. Une maison est comme une pierre précieuse. Vue à nu, elle est belle et cependant elle n’acquiert sa personnalité qu’au moment où elle est munie de son décor. Vous voyez, le paysage est pour moi le décor qui met en valeur le bâtiment que j’exécute dans son cadre. Vous ne comprenez pas, hein ?

— Heu… non, et cependant… j’ai l’impression confuse que si.

Quelques semaines plus tard, nous revînmes voir la maison qui était presque terminée. Je ne la décrirai pas, j’en serais bien incapable, mais je constatai qu’elle était originale et belle. J’aurais été fier de la posséder, de la montrer à mes amis, heureux de la contempler et de l’habiter avec la femme que j’aimerais.

Brusquement, Santonix me confia :

— Vous savez, je pourrais vous construire une maison à vous aussi, car je saurais trouver ce qui vous conviendrait.

— Heureusement, car personnellement, je ne le saurais pas !

— Je déciderais pour vous. C’est bougrement dommage que vous n’ayez pas d’argent.

— Je n’en aurai jamais.

— Comment pouvez-vous en être certain ? Naissance pauvre ne signifie pas forcément existence pauvre. L’argent est capricieux, il va à qui il veut.

— Je ne suis pas doué pour en avoir.

— Vous n’avez pas assez d’ambition ou mieux, vous n’avez pas encore eu l’occasion de réveiller celle qui dort en vous, mais cela viendra.

— Eh bien ! ce jour-là, je ferai fortune et je viendrai vous demander de me construire une maison.

Il soupira :

— Je ne puis, hélas ! attendre. Il me reste peu de temps à vivre. Encore une maison… peut-être deux… Ce n’est pas gai de mourir jeune, mais il n’y a pas moyen de modifier son destin.

— Il va donc me falloir aiguillonner mon ambition.

— Vous êtes en bonne santé, la vie que vous menez vous satisfait, ne changez rien.

— Je ne le pourrais pas, même si j’essayais.

Sur le moment, j’étais sincère. J’aimais mon existence telle qu’elle se présentait, je me distrayais et ma santé ne me donnait aucun souci. J’avais promené en voiture assez de riches, souffrant de maladies de cœur et d’ulcères dus à un surmenage de tous les instants, pour ne pas désirer suivre leur exemple.

Je pensais souvent à Santonix. Il m’intriguait, je crois qu’il faisait partie de ces êtres et de ces choses que j’avais choisi de ne pas oublier : Santonix et ses maisons, le tableau de Bond Street et ma visite à la propriété « Les Tours » avec sa légende de malédiction. Cela formait un ensemble de souvenirs dont je ne me séparerais jamais. Il y avait bien certaines filles aussi, et quelques-uns de mes voyages à l’étranger. Quant à mes clients, ils étaient tous pareils : ennuyeux. Ils descendaient toujours aux mêmes hôtels et, dépourvus de toute imagination, réclamaient sans cesse la même nourriture.

À cette époque, je ne savais rien de l’amour, sinon ce genre d’aventures sentimentales qu’un jeune homme rencontre au gré des jours. Notre génération discute trop des rapports entre sexes et n’apprécie les filles que pour leurs attraits physiques. Plus un garçon collectionne de conquêtes, plus il se figure supérieur à ses copains. Je n’aurais jamais pensé que l’amour – le vrai – fut autre chose et pouvait se manifester de manière soudaine. N’est-ce pas un vieux comédien qui racontait : « J’ai été amoureux une fois, et si je sentais le mal me reprendre, je fuirais à toute allure. » Eh bien ! pour ma part, si j’avais su, si seulement j’avais pu deviner, j’aurais agi de même… en admettant que j’eusse été assez raisonnable pour me comporter de la sorte.

 

La nuit qui ne finit pas
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